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Une infirmière ordinaire
Une infirmière ordinaire
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Porte cinquante deux.

Porte cinquante deux.

Porte cinquante deux.

Je coupe le contact, les feux s'éteignent. Je suis maintenant dans la pénombre, face à mon volant. C'est le tout début de ma tournée. Il est tôt et l'aurore semble avoir autant de difficulté que moi à bouger en cette fraiche matinée hivernale. Tout est calme et immobile. La ville dort. L'immeuble dans lequel se trouve Madame Betty s'érige là, devant moi. Je me sens toute petite, je frissonne : le froid mêlé à un sentiment de solitude et de vulnérabilité au milieu de ces bâtiments sombres et sales en est certainement la cause. Je m'empresse de rentrer dans le hall. La porte est lourde et s'ouvre sur un espace dépouillé de toute chaleur humaine. Les boîtes aux lettres portent pour certaines des traces de brûlures, pour d'autres d'effractions. Les murs sont ornés d'un carrelage livide sur lequel pullulent des petits mots dont la syntaxe et l'orthographe feraient trembler tout détenteur même désintéressé d'un Bescherelle. Il n'y a pas d'ascenseur, la cage d'escalier est étroite et les marches souillées par des fluides en tout genre. Les odeurs s'échappant des appartements se mélangent dans les couloirs.
Porte cinquante deux. J'y suis. Je sonne pour prévenir de mon arrivée et je rentre. La porte reste ouverte jour et nuit selon le souhait de la locataire de ce tout petit logement bizarrement agencé. Je passe un couloir puis la salle de bain pour arriver dans la salle principale et enfin saluer ma première patiente qui est là, allongée dans son lit médicalisé. La télé est allumée et entre en rivalité sonore avec la radio elle aussi en fonctionnement. Je lui demande son accord pour couper un des appareils et mettre fin au brouhaha ambiant qui quand nous ne sommes pas là comble à sa manière un vide créé par une solitude déchirante.
Madame Betty est une septuagénaire dont le corps frêle s'abandonne petit à petit à l'immobilité et dont l'esprit toujours bien vif refuse avec aplomb toute verticalisation. Elle ne veut plus se lever, ni même s'assoir. Mes collègues et moi avons essayé de la faire changer d'avis, lui avons expliqué qu'elle risque lourd et ça a fonctionné, un temps, nous arrivions à l'aider à faire quelques pas et à atteindre un fauteuil dans lequel elle passait quelques heures de la journée. Aujourd'hui c'est devenu impossible, son refus est catégorique. Physiquement ça lui serait possible ayant même à disposition un " verticalisateur " qui prend la poussière dans la pièce à côté. Mais voilà elle ne veut pas, point.
Se positionner en tant que soignant face à un tel refus n'est pas simple. Il bouleverse, questionne.
Madame Betty n'a pas de pathologie qui la condamne à court terme pourtant. Mais elle ne veut plus se battre, elle est lasse de sa condition et seule, très seule.


Au cours de ses régulières et nombreuses hospitalisations elle est sortie de son lit et levée de force tous les jours... Elle nous explique qu'elle n'a pas le choix et à quel point c'est terrible à vivre. Ici elle est chez elle et nous ne la forcerons pas même si nous le savons, elle va droit vers des complications irréversibles. C'est pour elle une façon de se laisser glisser doucement vers la mort, il faut le dire, nous le savons. C'est sa manière de poser les armes, de nous signifier qu'elle ne veut plus se battre et ne veut pas non plus que l'on s'acharne.
Alors nous en parlons avec elle, à chaque passages, nous en parlons entre nous et avec son médecin traitant. La parole est libre.
Une choses est certaine nous n'irons pas contre la volonté de Madame Betty. Ce n'est pas un abandon, nous ne baissons pas les bras. Nous continuerons à l'accompagner, à lui apporter un confort maximum en la soignant, jusqu'au bout.
Le respect de la volonté des personnes que nous avons en charge prime, les soins qu'on apporte doivent être compris et acceptés par celui qui les reçoit. C'est un échange et si l'accord n'est pas mutuel, la violence s'installe. Soigner sous contrainte? Qui sommes nous pour prendre ce pouvoir sur l'autre et décider à sa place ce qui est bon ou ce qui ne l'est pas? ce qu'il faut ou ne faut pas faire?
Madame Betty a fait un choix qui peut aller à l'encontre de certains principes. Mais nous nous devons de le respecter, comme nous respectons sa singularité, son humanité.


Madame Betty ne vivra pas longtemps, elle partira une nuit, seule, calmement et probablement dans son sommeil. Elle n'aura pas eu a lutter longtemps contre cette vie dont elle ne voulait plus et nous aura laissé à nous, soignants, matière à réflexion. Une réflexion essentielle à notre exercice.


Parfois, au décours d'une prise en charge, il m'arrive de me retrouver à nouveau dans cet immeuble, mettre les pieds dans ce grand hall froid et sans âme, lire ces petits mots que je connais par coeur sur les murs carrelés. Puis, passer près de la porte cinquante deux et entendre les rires ou les pleurs enfantins des nouveaux locataires. La vie a repris son cours. Il m'arrivera surement de rencontrer de nouvelles Madame Betty sur ma route de soignante et j'ose espérer une chose, c'est qu'elles puissent toutes accéder sans force ni violence mais avec douceur et bienveillance à la paix à laquelle

elles aspirent.


Prendre soin c'est accompagner, non diriger.