Octobre 2050 :
Le jour peine à se lever. Il est tôt, Pierre est déjà en route depuis plus d'une demie heure vers l'hôpital où il doit subir une intervention chirurgicale. Sa femme est à ses côtés. Alors que le soleil éclaire un peu plus le paysage, la tension est palpable dans la voiture au fur et à mesure que la silhouette du géant en béton se dessine au loin. Après s'être non sans mal garé sur un des parkings, la course commence dans les dédales d'un véritable labyrinthe. Le dossier administratif réglé à l'accueil, les deux époux arrivent enfin dans le service où Pierre est attendu. La secrétaire les salue d'un : " Bonjour, avez-vous bien remis les papiers d'accord de votre mutuelle pour les soins à ma collègue en bas? " Après s'en être assurée, elle les conduit à une petite chambre, remet à Pierre un bracelet équipé d'une puce électronique comportant les informations nécessaires et le synchronise a un dispositif installé à côté du lit : " Laissez-vous guider par l'ordinateur, il vous donnera la marche à suivre pour vous préparer avant que les brancardiers viennent vous chercher. S'il y a un soucis, vous pouvez appeler le technicien du service grâce à ce bouton ".
Tout se déroule étape après étape : prémédication, blouse de bloc, informations synthétiques, même le cathéter est posé par le robot. Pierre est techniquement prêt. Il attends. L'angoisse monte, cette opération est à priori sans risque, c'est ce que lui a dit le médecin mais il n'a pas pu vraiment lui poser de question, ce n'est pas quelqu'un de très engageant. Ce médecin il ne l'a pas choisi tout comme cet hôpital qui n'est pas très proche de chez lui mais ils sont agréés par sa mutuelle et s'il veut en changer ce sera de sa poche, il n'en a pas les moyens.
Les brancardiers arrivent, il est heureux de voir enfin un peu de chaleur humaine. Vaseux, il leur confie ses craintes mais même s'ils sont très sympathiques, ils ne peuvent lui apporter de réponses précises et réconfortantes sur ce qu'il va subir, ce n'est pas leur domaine.
La salle d'opération est elle aussi très équipée en nouvelles technologies, guidés par des techniciens, les robots font le travail et endorment Pierre qui ne verra pas le chirurgien. Au réveil, tout est en place pour qu'il ne souffre pas. Il est content de retrouver la présence d'un nouveau brancardier qui vient le chercher pour le ramener auprès de sa femme. Il lui fait part de son étonnement de ne voir que si peu de présence humaine :
" cela fait un moment que je n'avais pas mis les pieds dans un hôpital, où sont toutes les..."
" Les infirmières? "
" Oui, je n'en ai vu aucune jusqu'à présent, des secrétaires, des techniciens... mais aucun soignant, pas même le chirurgien ".
" Vous savez il n'y en a plus beaucoup, dans quelques services très spécialisés et encore."
" Ha? et vous savez pourquoi? "
" Pas vraiment, c'est une histoire de coût je crois, l'administration a décidé qu'on pouvait s'en passer, surtout depuis que les nouvelles technologies permettent de réaliser de plus en plus de soins. Les machines peuvent tomber en panne mais on les répare rapidement, les hommes c'est plus compliqué et plus cher certainement. "
"..."
Pierre retourne dans la petite chambre à la pointe de l'équipement technique et retrouve son épouse. Ils se sentent bien seuls. Le robot auquel sa puce est toujours connecté s'occupe de la surveillance post opératoire et lui indique quand il peut rentrer chez lui. La secrétaire vient alors lui remettre ses papiers et insiste sur le fait qu'il doive les faire parvenir à la mutuelle sous quarante huit heures pour le traitement du dossier. Le compte rendu opératoire et les résultats seront communiqués au médecin agréé et il le re convoquera en temps voulu pour lui en faire part.
Pierre et sa femme reprennent la route, la tête remplie de questions sans réponse qui suscitent un très grand stress.
C'est eux qui géreront les suites de l'intervention à la maison: pansements et injections d'anticoagulants. il leur a été remis du matériel ainsi qu'une application à la sortie pour les guider.
Pas d'infirmière à domicile, les infirmières n'ont plus de conventionnement pour exercer en libéral, pour des raisons de coût. Elles sont désormais salariées par des centres de soins mutualistes qui se déplacent uniquement pour des prises en charges de pathologies précises et couvertes par certaines conditions de cotisation. Pierre n'y a pas accès.
Octobre 2015 :
Si Pierre avait eu le même problème de santé aujourd'hui il aurait pu, grâce aux conseils et aux informations éclairées du médecin généraliste qui le suit, choisir le chirurgien, la clinique ou l'hôpital où programmer son intervention cela sans accord préalable de sa mutuelle.
Il y aurait trouvé un accueil, suivi et une écoute de la part d'infirmier(ères) qualifiées et expérimentées, un accompagnement humain essentiel.
Enfin, il aurait pu à sa sortie, bénéficier de soins infirmiers à domicile dispensé par un(e) infirmier(ère) libéral(e) de son choix qui lui aurait certainement évité de passer à côté de l'infection de sa plaie opératoire et toutes les complications potentielles qui peuvent survenir après ce type d'intervention.
Nous sommes encore en 2015 et nous bénéficions d'un système de santé solidaire qui prends en charge la majeure partie des soins dont nous avons besoin sans condition de revenus ou d'antécédents médicaux.
Ce système est précieux, ses acteurs également car ils en sont les garants. Les infirmiers libéraux le sont donc, au même titre que les médecins, kinés et tous les paramédicaux qui constituent chacun un rouage indispensable à son bon fonctionnement . La relative indépendance que constitue leur exercice libéral est essentielle à une liberté de choix pour les patients.
Ce système est précieux... mais aujourd'hui plus que jamais fragile et compromis par des lois qui le dilapident petit à petit. Des politiques et administrations qui stigmatisent et dégradent l'image de professionnels qui s'activent pourtant à le faire vivre et à le préserver dans un soucis d'équité et pour le bien de tous.
Ouvrons les yeux, pour qu'en 2050 l'histoire de Pierre ne soit encore que de l'ordre du cauchemar ou de la science fiction et non une triste réalité dont nous serons obligés de nous contenter, patients comme soignants.